Une question d'adaptation

 

Jean Rasnu était inquiet. Pas de nature, encore qu'il angoissait un peu facilement, mais en raison du rendez-vous qu'il attendait dans l'heure qui suivait. En règle générale il n'avait pas vraiment de raison de s'en faire. Écrivain reconnu, il avait commencé à publier des histoires il y a une quinzaine d'années de ça, d'abord dans des petites revues qui compilaient des nouvelles policières, puis le travail faisant il avait fait éditer des romans plus conséquents. Ses premiers n'avaient pas rencontré une grande reconnaissance si ce n'est de ses pairs qui juraient qu'il était alors un auteur prometteur dont le talent et le potentiel ne demandaient qu'à éclore, mais rapidement il avait été de plus en plus suivi par des amateurs de thrillers, jusqu'à son dernier roman qui avait fait un tabac.

Véritable phénomène littéraire de l'année, il avait alors tout donné. L'intrigue, extrêmement classique et somme toute un rien linéaire - reprochaient les critiques les plus chagrins, était sublimée par des personnages hauts en couleurs et des rebondissements haletants au rythme parfaitement maîtrisé. Cela n'avait été qu'une question de temps avant qu'ils ne le repèrent.

Un an après son succès - amplement mérité - il avait été contacté par téléphone. Il commençait tout juste à s'habituer à ces sollicitations incessantes, qui pour le rencontrer pour un entretien sur son oeuvre, qui pour le démarcher pour son prochain roman, quand il sut qu'il était passé à la vitesse supérieure. En effet, ces messieurs d'Hollywood souhaitaient le rencontrer.

Vingt ans auparavant, cette nouvelle l'aurait sûrement fait bondir de joie. Enfin, peut-être pas car il n'avait alors qu'une dizaine d'années et que la perspective de se faire aborder par de vieux messieurs étrangers l'auraient sans doute un rien glacé; mais toutes considérations temporelles mises à part, la conjecture du berceau du cinéma américain avait grandement changé depuis.

Avec l'émergence des services de vidéos à la demande et un contexte économique mondial alarmant, les majors avaient perdu énormément de leur superbe. En fait, on pouvait même arguer qu'il y a une poignée d'années ils avaient littéralement failli passer définitivement à la trappe. Cela n'avait pu être évité que par un tour de force et un parti-pris absolument radical qui n'avait été permis qu'en association avec la mise en place de la dernière administration présidentielle du pays. En effet, pour subsister, l'industrie du cinéma avait fait le pari audacieux de naviguer sur de nouvelles terres inexplorées par leurs concurrents des distributeurs de contenus dématérialisés, et avaient intégralement absorbé l'industrie de la production de vidéos pornographiques.

En résultait des films... différents de ce que l'on avait l'habitude de voir avant. En fait, plus aucune production du cinéma local ou presque - et encore, pratiquement seulement dans le cinéma indépendant tendance contestataire - ne contenait pas un pan entier de son métrage tourné sur du sexe. Sexe par ailleurs entièrement non-simulé, ce qui avait mis progressivement fin à la carrière des acteurs les moins physiques voire tout simplement "les moins bien gaulés". Paradoxalement, cela avait permis à des acteurs entièrement tournés vers la production de boulards de donner un tour plus prestigieux à leur carrière - en tous cas ceux qui avaient un minimum de talent dans l'art de la dramaturgie.

Néanmoins, quelque qu'ait pu être dominant le cinéma américain dans la production cinématographique, le reste du monde n'avait globalement pas suivi la tendance. La plupart des autres pays trouvaient celle-ci vulgaire et anachronique; quand la législation locale n'interdisait pas tout simplement l'essor d'un tel renouveau de l'art.

C'est pour cela que lorsque Jean Rasnu avait été contacté par les pontes américains, il avait tout d'abord été circonspect et avait poliment décliné. Mais devant l'enthousiasme de ses interlocuteurs, et l'absence d'intérêt que lui montrait la production hexagonale, il avait fini par se laisser convaincre de les rencontrer.

Il en était encore là dans ses réflexions lorsqu'on sonna à la porte. Il se dépêcha d'allez ouvrir, et après brièvement serré la main des trois nouveaux arrivants, il les fit rapidement rentrer dans son modeste séjour.

Même lui qui n'était pas très au fait de l'actualité hollywoodienne les reconnut quasiment tous immédiatement. Il avait tout d'abord le légendaire Stephen Spielbourg, réalisateur de films ayant remportés l'adhésion du public et des critiques à travers le monde depuis plusieurs dizaine d'années et qui avait suivi l'évolution du marché sans trahir pour autant sa politique éditoriale, au prix d'un travail d'équilibriste constant. Il était accompagné de la star des tapis rouges, l'homme qui avait reçu déjà trois statuettes pour la qualité de ses interprétations en raison de son jeu subtil et maîtrisé, Anthony Poopkins. A soixante-quinze ans passés, l'homme n'avait plus rien à prouver mais avait entrepris de suivre le mouvement du reste de l'industrie et s'était mis récemment à la musculation intensive, lui assurant une carrure de divinité grecque que l'on ne lui avait pas connu durant toute sa carrière. Enfin, un dernier homme les accompagnait qu'il ne connaissait pas, mais qu'il avait compris être un producteur reconnu.

Jean avait préparé par avance son séjour pour recevoir ses visiteurs et avait disposé avec goût toute une série d'amuse-bouches diverses sur la table basse. Il leur proposa à tous un verre d'un bon Cognac qu'il gardait pour les grandes occasions, ce qu'ils acceptèrent tous sauf Poopkins qui préféra un jus de fruits. Après un rapide échange de banalités qui permit à l'auteur de remettre en forme son anglais plutôt correct, les différents intervenants semblaient un peu tourner en rond, ne sachant pas comment entrer dans le vif du sujet.

Finalement Rasnu prit son courage à deux mains :

"Bon, messieurs, je suis très honoré par l'intérêt que vous portez à mon roman, "Vinaigre blanc et savon noir", mais je ne suis pas complètement convaincu qu'une adaptation hollywoodienne soit la meilleure chose qui puisse lui arriver. Evidemment, je vous ai proposé de venir pour me convaincre du contraire, aussi je vous écoute."

Il y eu un cours silence durant lequel les trois nouveaux venus se regardèrent avec une certaine appréhension. Spielbourg se releva dans son siège et se tourna vers Rasnu.

"Ecoutez monsieur Rasnu, je comprends tout à fait votre inquiétude, mais sachez que nous sommes animés des meilleurs intentions du monde vis-à-vis de votre oeuvre. En fait, je dirais même que c'est l'aboutissement naturel de celui-ci. Votre roman est profondément inspiré du cinéma noir, avec toutes ses conventions : héros solitaire et taciturne, femme fatale, crimes sordides et crapuleux; tout cela fait partie de l'ADN même du thriller à l'américaine, et je pense que je serais ravi de transfigurer votre récit de la façon la plus classique à même de l'honorer.
_ Pour tout dire, reprit Rasnu, je suis un peu inquiet de l'évolution qu'a prit votre cinéma ces dernières années. Vous-même monsieur Spielbourg, votre dernier film avant la reforme de l'industrie était "Le gentil extraterrestre" qu'on peut qualifier de chef d'oeuvre du cinéma tout public, et vos deux suivants, "La liste des chiens en chaleur" et "Jurassik Sex" étaient quasiment des pornos ininterrompus. Je reconnais qu'on y trouvait toujours votre patte, mais on ne peut pas dire que vous n'avez pas cédé aux sirènes de la mode.
_ Mais enfin ne voyez vous pas que c'est l'avenir Mr Rasnu, s'emporta Poopkins ? En cinquante ans de carrière j'ai enchaîné toutes les formes qu'a pris le cinéma, d'abord d'auteurs, puis le block-buster, et maintenant le hard pur, et chacun avait ses défis qu'il a fallu relever. Est-ce que le cinéma a réellement souffert de toutes ses évolutions ? Non, derrière chacun de ces changements il y a toujours eu des artistes qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes pour captiver le spectateur avec la magie du spectacle. Maintenant on compte moins sur une expression faciale riche et foisonnante et plus sur la précision des coups de hanche; et alors ? Avez-vous vraiment regretté quand les caméras ont arrêté de faire de gros plans sur des visages à l'expressionnisme presque grotesque pour se capter sur une nouvelle composante, la prise de son ? Non, bien sûr que non.
_ A vrai dire, répondit Jean Rasnu, je n'étais pas vraiment né quand le cinéma muet s'est arrêté...
_ Bon, soyons clairs : voulez-vous que nous fassions ce film, demanda de but en blanc Spielbourg ?
_ Je ne suis pas encore vraiment convaincu..."

C'est alors que le troisième invité, qui n'avait rien dit jusqu'à là, prit sa mallette à ses pieds et se mit à fouiller dedans. Après quelques instants à chercher dedans, il en tira un chéquier et un stylo, gribouilla dessus, arracha le chèque et le tendit à l'écrivain.

Celui-ci le contempla quelques secondes, fasciné, et fini par lâcher : "Ok, très bien, on le fait.".

Deux ans se passèrent sans que Rasnu ne s'implique vraiment personnellement dans le processus de création du film. Oh bien sûr on lui avait demandé régulièrement son avis sur nombre de points, mais globalement il s'était plus concentré sur sa propre carrière et avait sorti un nouveau roman entre temps, qui n'avait pas renoué avec l'immense succès du précédent mais s'était néanmoins bien vendu.

A la sortie du film l'accueil avait été mitigé. Côté outre Atlantique, cela avait été un immense carton. On disait que Spielbourg n'avait plus été aussi inspiré depuis au moins vingt ans, et la prestation de Poopkins était qualifiée comme tout simplement sa meilleure. Le film avait amassé une énorme quantité d'argent, ce qui ne déplaisait pas à son auteur, il devait le reconnaître. En revanche, dans le reste du monde, ça n'était pas vraiment la même limonade.

Rien qu'en France la critique avait été désastreuse. Les Pensums du Cinéma déplorait l'exercice de style vide au service de l'élan pornographique du métrage, trouvant l'intrigue à la limite du compréhensible; et les autres publications spécialisés étaient à peine moins critiques. Libation ne goûtait guère à l'excès de sexe qui parsemait l'oeuvre. Le Fogari quant à lui, avait eu les critiques les plus assassines et avaient jugé l'oeuvre malsaine et odieuse, à l'image disait-il de la société qui s'enfonçait toujours un peu plus dans la décadence. Le public quant à lui ne s'était qu'extrêmement peu déplacé et comme la plupart des films américains de maintenant avait eu une sortie presque que confidentielle.

Rasnu n'était cependant pas si déçu. Il s'attendait à ce genre de réaction de la part du public français et espérait juste qu'on lui proposerait une adaptation en France plus proche de ce qu'il attendait d'un film noir traditionnel. Du reste le film de Spielbourg l'avait rendu immensément riche aussi il aurait eu mauvais jeu de s'en plaindre.

Il était chez lui à travailler sur son prochain ouvrage lorsqu'il reçu l'appel téléphonique.

"Oui, bonjour, ici Jean Rasnu, que puis-je pour vous ?
_ Oui bonjour, c'est le bureau de l'Académie des Oscars. Nous vous contactons pour vous annoncer que le film adapté de votre roman, "Double anal pour un meurtre", a été sélectionné pour la remise de prix de la prochaine cérémonie.
_ Oh, formidable !
_ Et nous aimerions vous inviter pour assister à l'évènement.
_ Ecoutez, j'en serais très honoré. Vous pouvez compter sur moi.
_ Formidable, nous vous enverrons vos places d'avion et d'hôtel sous peu.
_ Mais dites-moi... Pour quel prix est nominé le film ? Meilleur réalisation ? Meilleur scénario ?
_ Hum, non désolé, rien de tout cela, lui répondit-on à l'autre bout de la ligne.*
_ Ah, dans quelle catégorie concourra-t-il alors ?
_ Je ne devrais pas vous le dire vu que c'est parfaitement confidentiel, mais je pense que je peux vous faire confiance...
_ Dites toujours.
_ Le film est pressenti pour le prix de la meilleure branlette."

Il soupira un grand coup et raccrocha.